Thèse de Boris ADJEMIAN

Immigrants arméniens, représentations de l'étranger et construction du national en Éthiopie (XIXe-XXe siècles) : socio-histoire d'un espace interstitiel de sociabilités

Cette thèse retrace la genèse des caractères originaux de l’actuelle présence arménienne en Éthiopie. Il s’agit d’expliquer la construction et la sédimentation d’une situation observée sur le terrain dans laquelle une poignée de descendants d’une immigration étrangère offrent un cas limite d’intégration à leur société d’accueil tout en cultivant une forte mémoire collective.

Le questionnement sur un événement oublié de l’histoire éthiopienne, la création d’une fanfare royale par le ras Täfäri en 1924 composée de quarante orphelins arméniens, sert de point de départ à notre Première partie. Dans cette période charnière de l’affirmation d’une souveraineté éthiopienne, le choix de musiciens arméniens par le prince héritier d’Éthiopie n’a pas été indifférent. Il doit être interprété comme un acte politique, au sens plein du terme. Nous explorons l’hypothèse de l’existence d’une sorte d’exception arménienne en Éthiopie par une approche régressive qui envisage la longue durée dans un sens qui s’éloigne de sa définition braudélienne et des "cadres mentaux" coercitifs qu’elle suggère. Sans verser dans une lecture culturaliste du social et du politique, nous expliquons l’utilisation particulière des immigrants arméniens par les souverains éthiopiens au xxe siècle comme l’instrumentalisation, pour des nécessités politiques contemporaines, de liens religieux exclusifs et de contacts séculaires entre les Églises éthiopienne et arménienne à Jérusalem. Mais chaque fois que nous invoquons l’existence d’un lien entre le passé et le présent, nous montrons la part active qu’y prennent rois et chefs politiques ou ecclésiastiques éthiopiens, ou encore voyageurs arméniens de l’époque moderne. L’originalité de la présence arménienne en Éthiopie au xxe siècle n’apparaît donc pas comme un héritage du passé mais comme une résultante des nouveaux enjeux affrontés par les souverains de cette époque coloniale et des stratégies politiques qu’ils ont mises en œuvre pour y répondre. L’expression d’un discours social spécifique des souverains éthiopiens à l’égard des immigrants arméniens aboutit à leur "nationalisation symbolique" qui leur ouvre, à eux et leurs descendants, un espace de sociabilités interstitiel que les catégories conventionnelles de diasporas marchandes ou de minorités intermédiaires ne parviennent pas à traduire.

Dans notre Deuxième partie, l’étude de la mémoire offre un "sentier détourné" pour vérifier, à travers l’expérience vécue des individus et la comparaison avec d’autres expériences diasporiques et migratoires, que notre hypothèse n’est pas qu’une pure spéculation. Le contexte d’énonciation des récits oraux et de divulgation des photographies collectées sur le terrain permet de lire la fabrique des héros et des mythes comme des évidences de la "sédentarisation" des immigrants et de leurs descendants en Éthiopie, par opposition avec une mémoire d’exilés ou de déracinés. Cette étude de mémoire collective permet ainsi d’approcher l’enracinement arménien en Éthiopie dans une dimension sociologique que reflètent mal les sources classiques de l’historiographie de la présence étrangère dans ce pays. L’analyse de la réécriture du passé de la part des immigrants et de leurs descendants apporte un éclairage neuf sur la construction sociale d’une population d’origine étrangère dans son pays de résidence. Elle montre que la "nationalisation symbolique" des immigrants n’est pas qu’un discours social des élites politiques éthiopiennes à l’adresse d’une minorité ostensiblement érigée en cas à part. Elle s’est traduite durant plusieurs décennies dans la manière dont les immigrants et leurs descendants ont perçu leurs trajectoires individuelles et leur condition collective en Éthiopie. Fruit du vécu des immigrants, mais également de l’influence postérieure qu’ont pu avoir les discours publics dominants relatifs à la présence arménienne en Éthiopie, la construction d’une mémoire collective arménienne en Éthiopie, dans ses aspects les plus "sédentaires", se fonde nécessairement sur une réalité sociale objectivable qui dépasse les discours. Cette réalité est celle d’un espace de sociabilités interstitiel mettant les Arméniens en Éthiopie à mi-chemin de l’indigène et de l’étranger.

Le but de la Troisième partie est de donner à voir les conséquences entraînées par l’émergence d’un espace interstitiel de sociabilités sur la vie des individus qui en sont devenus parties prenantes et sur les usages qu’ils ont été mis en capacité d’en faire. Il s’agit de montrer que cette "interstitialité" se vérifie non seulement dans l’expérience vécue des immigrants mais également dans la matérialité de leur vie quotidienne et jusque dans l’incidence que peuvent avoir sur celle-ci les représentations collectives. Le concept de configuration emprunté à Elias nous permet d’écarter une lecture identitaire ou réifiée des rapports sociaux qui prétendrait expliquer le social par des prédéterminations intrinsèques de type culturel ou autres. Il nous incite à porter notre attention non sur les discours censés décrire des "caractères" propres aux Arméniens en Éthiopie, mais sur les usages que les individus font de la situation interstitielle dans laquelle ils se trouvent. Nous pouvons ainsi nous affranchir non seulement des stéréotypes véhiculés dans la plupart des sources écrites sur lesquelles repose notre enquête, mais aussi de la vision nécessairement idéalisée dont est porteuse la mémoire de l’immigration arménienne en Éthiopie. Poser la question en termes d’espace social oblige en effet à réfléchir aux facteurs extérieurs et collectifs qui, en permanence, orientent les choix et les trajectoires des individus. Les contours pris par cet espace dépendent de l’évolution de la configuration qui le sous-tend. Celle-ci peut donner lieu à des retournements, comme nous le voyons en analysant la question du statut juridique des immigrants arméniens et de leurs enfants en Éthiopie : son évolution au cours du xxe siècle va de l’élargissement du champ des possibilités offertes aux individus à son rétrécissement. Les usages que les individus font de cette "interstitialité" qui s’est sédimentée et les effets tantôt protecteurs, tantôt contraignants qu’elle induit sur leur vie, sont autant de preuves empiriques de son existence. En substituant à la notion d’identité celle d’espace de sociabilités, nous pouvons examiner la capacité des individus à franchir les lignes et, dans des conditions sociologiques et juridiques qui les y autorisent, à se jouer à leur guise des identités et des appartenances.

Mots clefs : immigration, diaspora, étranger, mémoire collective, histoire orale, identité, minorités intermédiaires, stéréotypes.

  • Thèse d'histoire sous la direction de Gérard Noiriel, EHESS et Alessandro Triulzi, Università degli Studi di Napoli L’Orientale

  • Date de soutenance : 18 mars 2011

Jury

  • Bertrand Hirsch (président)
  • Alban Bensa,
  • Michel Bruneau,
  • Raymond Kévorkian,
  • Alessandro Triulzi
     
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